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Soldes TARGET2 : ce grave échec de l’euro qui fragilise nos systèmes bancaires

 

La politique économique restrictive de la BCE entraîne un début de recul des gigantesques soldes TARGET2. Des liquidités retournent en Espagne et Italie, mais on reste très loin des niveaux de 2015. Les systèmes bancaires européens restent donc fragilisés.

 
publié le 19/10/2023 Par Olivier Berruyer

Le système informatique appelé « TARGET2 » permet aux banques commerciales de réaliser des transactions financières au sein de la zone euro via l’Eurosystème, lui-même composé des banques centrales des pays membres de la zone euro et piloté par la Banque centrale européenne.

Un corolaire de l’euro

Imaginons le cas d’une entreprise française à la BNP qui achète pour 100 000 € des machines-outils à une autre entreprise en réalisant un virement bancaire. Si cette dernière est française, avec un compte également à la BNP, cette banque va simplement transférer de l’argent d’un compte à l’autre. Si la seconde entreprise est française, avec son compte à la Société Générale, pour simplifier, disons que la Banque de France va alors simplement transférer 100 000 € du compte de la BNP (qui possède une sorte de « compte en banque » à la Banque de France) vers celui de la Société Générale.

Mais les choses se compliquent si l’entreprise est allemande avec un compte à la Deutsche Bank, car les banques ont leur « compte en banque » dans deux banques centrales différentes. En effet, la création de la BCE a maintenu intactes toutes les banques centrales nationales. Le compte de la BNP a bien été débité par la Banque de France, et le compte de la Deutsche Bank à la Bundesbank a bien été crédité de 100 000 €. Mais les comptes ne peuvent être soldés entre les banques centrales. D'un point de vue comptable, il y a donc une dette de la banque de France envers la Bundesbank. Cependant, cette dette n’est jamais payée.

Si l'on fait le total des soldes de toutes les opérations financières d'un pays avec les autres pays membres de la zone euro depuis la création de cette dernière, on obtient alors le solde TARGET2 dudit pays. Et la somme de tous les soldes des pays de la zone euro est mathématiquement nulle (la comptabilisation de tous les transferts s'équilibre logiquement).

L’existence de soldes TARGET2 est une conséquence logique de l’euro et des soldes commerciaux (lire notre article sur ce sujet). Si une banque centrale nationale affiche un solde TARGET2 positif, cela signifie que le pays a plus reçu d’euros venant de pays étrangers qu’il n’a envoyé d’euros chez ces derniers, par exemple parce qu’il exporte beaucoup ou qu'il émet des prêts à destination d’entreprises étrangères ; c’est l’inverse quand le solde est négatif. Pour mieux comprendre, imaginons que de tels soldes existent en France (cela impliquerait l'existence de plusieurs banques centrales et de banques commerciales départementales), il y aurait alors un énorme solde déficitaire du département de la Lozère envers le département de Paris, conséquence du déséquilibre commercial départemental.

Si les soldes TARGET2 ne posent pas de problèmes à court terme, cela ne sera pas forcément toujours le cas, car comme le rappelle la Banque de France : « Les soldes dans TARGET2 ne sont pas exigibles et ne sont donc jamais réglés (sauf dans le scénario de sortie d’un pays de la zone euro) ». Ces soldes ne poseront donc un problème que s’ils sont très importants au moment où un pays souhaitera sortir de l'euro.

L’Allemagne, de loin le premier pays excédentaire

L’ensemble des soldes positifs (et négatifs) atteint actuellement la somme colossale de 1 700 Md€. En raison de ses énormes excédents commerciaux, l’Allemagne a une créance de plus de 1 000 Md€ sur les autres pays. Les plus gros débiteurs sont l’Italie (près de 560 Md€) et l’Espagne (420 Md€). La France a un solde de « seulement » 85 Md€.

Les problèmes structurels de l’euro on fait exploser les soldes TARGET2

L’observation des soldes sur longue période permet de bien visualiser les différences dans la gestion de l’euro. En effet, les problèmes structurels de l’euro ne faisant que s’accumuler, il a fallu multiplier les politiques de plus en plus problématiques pour tenter d’en limiter les effets.

Ainsi, durant les 10 premières années de l’euro, les soldes étaient pratiquement nuls. Il y avait pourtant déjà de lourds déficits commerciaux, qui faisaient s’accumuler de la monnaie dans certaines banques.

 

Reprenons notre exemple des entreprises vendant des machines-outils. Si ces opérations se multiplient, la Deutsche Bank va accumuler de la monnaie sur son compte à la banque centrale. Mais, concrètement, elle ne peut rien faire de cet argent qui reste toujours à la banque centrale ; donc l’accumuler ne lui est pas utile. En face, BNP risque en revanche de manquer de monnaie. Dans ce cas – du moins avant la crise de 2008 – la Deutsche Bank prêtait ses excédents à BNP contre un taux d’intérêt qui alimentait ses profits. Ces prêts passaient par TARGET2 et inversaient donc les soldes, ce qui les maintenait relativement proches de zéro.

Or, tout a changé depuis 2008. Les banques, qui connaissent leur véritable situation financière, ne se prêtent plus guère d’argent. Dès lors, ces problèmes de marché interbancaire, conjugués à des problèmes de fuite des capitaux (lors de la crise de l’euro de 2013), ont contribué à augmenter les soldes TARGET2 jusqu’en 2013. Pour que le système ne s’écroule pas, la BCE a pris le relais, en empruntant de l’argent à certaines banques excédentaires (allemandes par exemple) pour le prêter à d’autres (françaises).

Mais en 2015, les choses ont à nouveau évolué. Après une petite décrue, les soldes TARGET2 ont fortement augmenté jusqu’en 2022. C’est une conséquence directe des achats démesurés d’actifs par la BCE (PEPP), au moyen de la création monétaire. La Banque de France a ainsi racheté, par exemple, de la dette publique française à des assureurs allemands, ce qui a augmenté le déficit du solde TARGET2 français.

Depuis 2022, le mouvement s’est inversé, et la Banque centrale détruit modestement de la monnaie, ce qui diminue les soldes.

L’Europe du Nord versus l’Europe du Sud

Dans le détail, 3 pays affichent un fort solde positif depuis 2008, et captent donc une grande partie des liquidités transférées via le système TARGET2 :

- l’Allemagne est de loin le pays d’Europe dont le solde TARGET2 est le plus largement excédentaire, avec environ 30 % du PIB allemand, soit une multiplication par 15 depuis début 2008. C’est la conséquence de l’excédent commercial et des dépôts effectués par un grand nombre d’entreprises de certains pays du sud de l’Europe (Italie, Espagne, Grèce) auprès des banques allemandes ;

- le Luxembourg, avec 260 Md€, a un solde de plus de 3 fois son PIB, en raison de la forte concentration d’acteurs financiers dans ce paradis fiscal ;

- les Pays-Bas, avec 150 Md€, ont vu leur solde augmenter en 2022 en raison de leur position d’exportateur d’hydrocarbures, comme nous l’avons analysé dans cet article.

Au niveau des débiteurs, l’Espagne et l’Italie n’ont cessé de voir leur position se dégrader depuis 2012, en raison de la fuite de dépôts vers l’Allemagne, et ensuite avec la persistance de déficits commerciaux.

Il apparaît ainsi nettement une Europe du Nord créancière de l’Europe du Sud.

L’augmentation des soldes TARGET2 met en évidence les déséquilibres financiers qui travaillent la zone euro, entre des pays qui attirent les liquidités et ceux d’où les fonds partent. C’est un grave échec de l’euro, qui n’a pas tenu ses promesses de faire converger les économies, ce qui fragilise les systèmes bancaires nationaux.

Pour certains observateurs, l’augmentation quasi continuelle de ces soldes montre que la zone euro risque de finir par se disloquer. En effet, la BCE risque de ne pas pouvoir réussir à lutter contre les craintes interbancaires qui fragilisent la zone. Le départ d’un pays de la zone poserait un énorme problème financier ; l’ampleur de ces dettes rend leur règlement inenvisageable aujourd’hui. Cependant, pour le ministère français de l’Économie :

« Ces déséquilibres ont vocation à se résorber, à terme, avec la normalisation de la politique monétaire de la BCE, et l'harmonisation des secteurs bancaire et financier de la zone euro afin de stimuler les échanges interbancaires transfrontaliers, qui permettra à la BCE de se réduire progressivement son rôle d'intermédiation du secteur bancaire. Ceci nécessitera cependant l'approfondissement de l'Union économique et monétaire, notamment via l'Union bancaire et l'Union des marchés de capitaux. »

On retrouve ainsi un grand classique de la construction européenne, qui fut très bien résumé par Alain Peyrefitte, ministre de Charles de Gaulle :

« C'est le système Monnet. Il consiste précisément à créer des situations dont on ne peut sortir qu'en accroissant la dose de supranationalité. Chaque difficulté nouvelle nous entraîne dans un engrenage qui pousse un peu plus à l'État fédéral et dessaisit un peu plus les gouvernements nationaux. »