« Le fascisme est toujours l'enfant bâtard d'un libéralisme en faillite »

Note de l’éditeur grincheux :
J’ai pris la liberté de reformuler et d’étoffer certains passages de ce texte , tout en conservant l’essentiel de la pensée de Chris Hedges. Si vous préférez la version 100 % originale, retournez chercher sur Google.
« Le fascisme est toujours l’enfant illégitime d’un libéralisme en faillite »
Cela fait plus de vingt ans que je tire la sonnette d’alarme, en compagnie de quelques collègues comme Sheldon Wolin, Noam Chomsky, Chalmers Johnson, Barbara Ehrenreich et Ralph Nader. Nous martelons un même constat : l’accroissement des inégalités sociales et la déliquescence de nos institutions dites démocratiques – médias, Congrès, syndicats, universités, tribunaux – nous entraînent inexorablement vers un régime autoritaire, voire un fascisme teinté de fondamentalisme chrétien aux États-Unis.
Chris Hedges a consacré plusieurs livres à décrire cette lente descente aux enfers : Les Fascistes américains (2007), L’Empire de l’illusion : la mort de la culture et le triomphe du spectacle (2009), La mort de l’élite progressiste (2010), Jours de destruction, Jours de révolte (2012, avec Joe Sacco), Les Récompenses de la Rébellion (2015) et États-Unis : tournée d’adieu (2018). Au risque de me répéter, je préfèrerais aujourd’hui avoir eu tort…
La colère comme détonateur d’un mouvement de masse
« Les colères des laissés-pour-compte, les angoisses d’une classe moyenne en voie d’extinction et la solitude étouffante née de la désagrégation des communautés constituent les ingrédients d’un mouvement de masse dangereux »,
écrivais-je déjà dans Les Fascistes américains en 2007.
Si ces citoyens se sentent définitivement coupés de toute chance de décrocher un emploi stable et de bâtir un avenir pour eux et leurs enfants, alors le spectre d’une forme de fascisme américain se met à planer. Ce désespoir, ce sentiment qu’il n’y a plus rien à perdre, pousse les gens à se jeter dans les bras de ceux qui leur promettent des miracles ou des rêves de gloire apocalyptique.
L’élection de Donald Trump n’a pas engendré le fascisme, elle a simplement révélé au grand jour la pourriture déjà bien installée dans nos élites et notre pseudo-démocratie. Il n’est que le symptôme, pas la maladie elle-même. Les pratiques délétères – désindustrialisation, dérégulation, austérité, prédation d’entreprise, surveillance de masse, corruption électorale, guerres incessantes et la plus grande population carcérale au monde – s’étaient imposées bien avant lui. Les Démocrates partagent la responsabilité au même titre que les Républicains.
Une classe dirigeante façon « Snopes »
« Trump et sa cohorte de milliardaires, de généraux, de fanatiques religieux, de racistes et de cas psychotiques ressemblent au clan Snopes chez William Faulkner »,
ai-je écrit dans États-Unis : tournée d’adieu.
Le clan Snopes symbolise cette meute surgie d’un Sud en ruine, qui s’approprie brutalement le pouvoir autrefois détenu par une aristocratie décadente. Les Snopes – tueurs, pédophiles, bigames, pyromanes et cinglés divers – incarnent la décomposition morale que le capitalisme sans entraves libère. L’historien Irving Howe observait que ce ne sont pas seulement des « amoraux » mais surtout des « créatures venues de la dévastation, bave aux lèvres », prêtes à tout pour monter à l’assaut des institutions en place.
Sheldon Wolin, politologue, qualifiait notre système de « totalitarisme inversé » : tout l’arsenal symbolique de la démocratie demeure – drapeaux, Constitution, discours officiels – pendant qu’une oligarchie d’affaires s’empare discrètement de tous les leviers de pouvoir. Il n’est qu’un pas pour que ce totalitarisme soft se mue en dictature plus classique, portée par un démagogue et une idéologie de la peur, de l’hypermasculinité et de la pensée magique.
Quand la justice devient à deux vitesses
« Nous vivons dans un système judiciaire où les pauvres se font arrêter pour des broutilles (vendre des cigarettes à la sauvette, comme Eric Garner, tué par la police en 2014), alors que de gigantesques fraudes commises par les oligarques n’entraînent que de timides amendes et l’impunité quasi totale »,
souligne États-Unis : tournée d’adieu.
Le néolibéralisme et la mondialisation, au lieu d’étendre la prospérité, ont concentré la richesse dans les mains d’une infime élite. Les travailleurs précarisés, dépouillés de leurs syndicats, sombrent dans la pauvreté. La classe moyenne se vaporise. Les villes industrielles se transforment en no man’s land. Les prisons débordent. Et pendant ce temps, les grandes firmes profitent de la levée des barrières douanières pour planquer leurs milliards dans des paradis fiscaux, loin de l’impôt.
En prétendant « faire reculer l’État », le néolibéralisme n’a fait que le soumettre aux intérêts de quelques groupes économiques tout-puissants. Les notions de « libéral » ou « conservateur » sont vidées de leur sens : on a même vu l’ancienne candidate démocrate Kamala Harris se targuer d’un appui de Dick Cheney – ex-vice-président républicain qui quittait ses fonctions avec une cote de popularité proche du zéro absolu. Trump, même avec son allure de bouffon, a su exposer la faillite de ce cirque politique en montrant ses ficelles.
Le mensonge permanent
« Le mensonge permanent est l’ultime stade du totalitarisme »,
rappelle États-Unis : tournée d’adieu.
Dans un régime dictatorial, la vérité ne sert plus à rien : seule compte l’adhésion au dogme du moment. Des juges incompétents, nommés pour leur utilité politique, détruisent l’État de droit et méprisent la science. Les régimes totalitaires privilégient toujours les brutes et les idiots obéissants. Les slogans – souvent contradictoires – remplacent les idées. C’est tout aussi vrai pour la droite chrétienne fanatique que pour les chantres d’un marché dérégulé. Leur alliance revient à faire copuler Godzilla et Frankenstein.
La politique vire au burlesque. Les campagnes électorales se transforment en shows télé calibrés par des producteurs, des conseillers marketing, des sondages et des stars plus ou moins vaniteuses. Le tout noie la société sous une avalanche de fictions et de faux-semblants. C’est ce que j’appelais L’Empire de l’illusion.
« Dans le culte du moi, nous sommes persuadés d’avoir droit à tout ce que nous désirons. Nous pouvons mentir, manipuler et écraser ceux qui nous entourent pour peu qu’on y gagne en notoriété ou en profit. »
– L’Empire de l’illusion
Du catch à la Maison-Blanche
J’ouvrais ce livre en décrivant un spectacle de catch au Madison Square Garden, persuadé que cette mise en scène était l’image de notre vie politique : le ring comme miroir aux alouettes, où tout se réduit à un combat truqué et divertissant. Je n’avais juste pas prévu qu’une star de télé-réalité héritée de cet univers deviendrait un jour président…
« Les gens s’agglutinent pour hurler leur rage et leur désir de vengeance, le tout canalisé en pantomime survoltée. Plus la société va mal, plus ce défouloir prend de l’ampleur. »
Et la spirale ne fait que s’accélérer. Les instruments pour étouffer toute contestation (surveillance de masse, militarisation de la police) sont déjà en place. Nous souffrons d’une « maladie mortelle » – pour reprendre Kierkegaard – un désespoir qui corrode l’âme et nous fait accepter l’inacceptable.
« Plus la réalité s’effondre, plus le public fuit dans de faux événements, des ragots de célébrités et des infos people. C’est le signe d’une société au bord de la décomposition »,
concluait L’Empire de l’illusion.
Commentaire grincheux (bonus)
Pour ne rien arranger, l’ère du numérique nous bombarde encore plus vite de distractions futiles, nous rendant plus accro à l’immédiateté qu’à la réflexion. Les faits alternatifs pullulent, portés par des leaders à l’égo boursouflé dont la seule boussole est le profit et la gloriole. Les multinationales, quant à elles, agrippent la planète comme un vautour s’acharne sur une carcasse, laissant le citoyen lambda réduit à un statut de consommateur hanté par la dette, le chômage et la perte de repères.
En somme, comme le dit Hedges, le « fascisme chrétien » qui guette n’est pas tombé du ciel : il a été soigneusement couvé dans l’incubateur d’un libéralisme en faillite, d’un capitalisme sauvage et d’institutions qui ont tourné le dos à ceux qu’elles étaient censées protéger.
À nous de ne pas nous laisser anesthésier par le grand cirque médiatique et d’exiger, sur le ring politique, un combat dont l’issue ne soit pas déjà écrite d’avance.