Dernières nouvelles de Bruxelles

Sous la pression de l’UE, le gouvernement français songe à démanteler la filière fret de la SNCF. D'autre part, les échanges dissymétriques de l’UE avec la Chine finissent par inquiéter jusqu’à Bruxelles. La crise migratoire, quant à elle, corrode désormais activement les institutions bruxelloises. Enfin, dans le cadre de la réforme du marché européen de l’électricité, même Emmanuel Macron prête son concours au détricotage de l’UE.
Le dogmatisme obsessionnel de la Commission européenne s’apprête à faire de nouveaux dégâts. Ses fonctionnaires reprochent en effet au gouvernement français d’avoir soutenu financièrement la filière fret de la SNCF en soldant sa dette régulièrement entre 2007 et 2019, pour un montant total de cinq milliards d’euros. Même si Bruxelles a récemment dû mettre de l’eau dans son vin sur la question des subventions publiques aux entreprises, les vieux réflexes ont la vie dure. Le dogme de la concurrence « libre et non faussée » est un pilier de la construction européenne, à la fois vecteur d’une intégration économique entre les États membres et puissant levier d’action de la Commission sur les gouvernements ; autant dire qu’il est inconcevable d’y renoncer pleinement.
Fret SNCF, un nouveau saccage par l’Europe ?
Dans le cadre de son enquête ouverte en janvier dernier, la Commission suspecte donc la France d’avoir créé en l’espèce une distorsion de concurrence, attentatoire à la lettre du droit communautaire et à l’esprit du Marché unique.
Face au risque de voir l’entreprise condamnée à rembourser la somme incriminée, l’État français cherche la parade. Il croit l’avoir trouvée en proposant à Bruxelles un « plan de discontinuité ». Cette expression énigmatique dissimule un plan de libéralisation du secteur du fret ferroviaire dont les effets sont connus d’avance : exploitation des trajets les plus rentables par des concurrents proposant des conditions de travail dégradées, au détriment des autres lignes vouées à disparaître – remplacées par la route – ou gérées de manière encore plus déficitaire par un fret SNCF auquel on imposera, pour en plomber un peu plus les finances, un résidu d’obligation de service public.
Une telle intention a fort légitimement suscité la colère des syndicats qui ont décidé de s’y opposer en organisant une première journée de grève le 26 septembre dernier. Conscients des conséquences négatives du projet gouvernemental aux plans social, économique et environnemental, ils entendent le faire reculer.
Le plus probable cependant est qu’ils n’y parviendront pas : le fret est une activité structurellement déficitaire pour des raisons globales sur lesquelles les gouvernements successifs ne se sont jamais donné les moyens d’agir vraiment. L’entreprise concernée est d’une taille trop petite (5 000 employés) dans un secteur trop peu stratégique pour susciter l’intérêt des citoyens. Enfin, il existe au sein de la haute administration et du personnel politique un tropisme européiste et néolibéral qui facilite l’entente et la collusion avec Bruxelles sur tous ces sujets : si tel n’était pas le cas, jamais les institutions bruxelloises ne se seraient vues confier les pouvoirs qu’elles exercent aujourd’hui, et jamais le gouvernement français n’aurait accepté, autre exemple, la mise en place du marché européen de l’électricité dans les conditions ubuesques et dangereuses pour EDF aujourd’hui mises en exergue.
Si les temps changent indéniablement, il faut craindre qu’il soit trop tard pour le fret SNCF, qui risque fort d’être une des dernières victimes du néolibéralisme bruxellois et de son dogme de la concurrence parasitique et destructrice.
Commerce avec Pékin, une UE moins naïve ?
Alors que le Président de Stellantis alerte depuis des mois sur le risque que représente, pour l’industrie automobile européenne, l’arrivée en masse des constructeurs chinois – dont la filière s’est développée prodigieusement depuis un quart de siècle grâce à la politique intelligemment protectionniste de Pékin –, la Commission, pour la première fois, semble disposée à sortir de son habituelle inertie sur les relations commerciales entre les États de l’UE et la Chine. Il faut dire qu’avec 400 milliards d’euros de déficit commercial l’an passé – dont 54 rien que pour la France –, l’UE ne voit guère les bénéfices de ces flux commerciaux gigantesques pour ses entreprises ou pour ses travailleurs.
Cet échange structurellement asymétrique ne doit pas tout à la faiblesse longtemps constatée du coût de la main-d’œuvre en Chine. Elle résulte bien davantage d’une stratégie économique mise en œuvre par l’État chinois depuis plus de quarante ans, qui a su associer étroitement le déploiement de l’initiative privée et le dirigisme étatique, le tout au nom de l’intérêt national, avec le résultat que l’on sait : la Chine est aujourd’hui la deuxième puissance économique de la planète.
Tout au long de leur ascension, les Chinois ont pu profiter grassement de la naïveté et de la bêtise idéologique des dirigeants européens, au niveau des États membres comme à Bruxelles : le mythe du doux commerce pacificateur, l’attrait hypnotique pour « le plus grand marché du monde » et le dogme libre-échangiste, ont constitué pour les dirigeants chinois une opportunité d’ampleur historique qu’ils ne se sont pas privés de saisir. Quarante ans plus tard, alors que les jeux sont faits, la Commission sort donc de sa torpeur idéologique et manifeste quelque volonté d’action face au à un déséquilibre commercial abyssal.
L’UE étant ce qu’elle est, c’est à un obscur technocrate, inconnu des citoyens ordinaires – le Commissaire européen au commerce – qu’est revenue la tâche de défendre face à Pékin l’intérêt supérieur des 27, au cours d’une visite officielle dans la capitale chinoise. Reçu par le Premier ministre, il a déploré devant lui la difficulté pour les entreprises européennes de pénétrer certains secteurs économiques chinois. À ces reproches, son interlocuteur a répondu par des reproches comparables, s’inquiétant notamment de la commission d’enquête anti-subventions récemment ouverte par l’UE à propos des automobiles chinoises.
Si cette dernière témoigne du glissement idéologique en cours au sommet de l’édifice bruxellois, il n’y a pas grand-chose à en attendre, pour deux raisons : les institutions européistes ne peuvent renoncer au dogme libre-échangiste sans se perdre, puisqu’elles se sont constituées sur cette base. Il est de plus impossible de remettre en cause le libre-échange dans les relations de l’UE avec le reste du monde sans qu’à terme, cette remise en cause ne finisse pas toucher les relations commerciales entre les 27. Enfin, la Commission doit tenir compte de l’opposition de certains États à un conflit commercial majeur avec la Chine.
Si la France se réjouit des inflexions de la Commission, l’Allemagne a déjà manifesté son inquiétude et ses réserves à ce sujet. L’augmentation substantielle des droits de douane appliqués aux véhicules chinois représenterait pourtant un puissant levier d’action, car ils obligeraient les constructeurs de ce pays, pour les contourner, à produire leurs véhicules au sein de l’UE. Si cette menace a sans doute beaucoup joué dans le fait que le Premier ministre chinois accepte de rencontrer un simple Commissaire européen, ce dernier est cependant rentré à Bruxelles sans avoir obtenu la moindre concession de la Chine en matière de rééquilibrage de ses échanges avec l’UE.
Politique migratoire, entre blocages et délitement
Abordons l’inconvénient de gérer une politique régalienne à l’échelle de l’UE. Une large part de la politique migratoire, prérogative traditionnelle des États, est aujourd’hui gérée de manière collective par les 27, à travers le Pacte sur les migrations et l’Asile – dont la refonte, interminable, a été lancée en 2020 – et dans le cadre des Accords de Schengen. Si l’on ajoute à cela les nombreux arrêts de la CJUE qui, sur ce sujet comme sur tous les autres, s’imposent aux États, il faut constater que la politique migratoire mise en œuvre par les États dans ce cadre contraignant manque de lisibilité autant que d’efficacité. Une telle configuration alimente le ressentiment et la frustration d’un nombre toujours plus grand d’électeurs, inquiets ou ulcérés de l’impuissance caractérisée des pouvoirs publics dans ce domaine.
Cette impuissance a été construite et organisée, elle s’enracine dans une architecture institutionnelle et juridique transnationale qui aboutit de fait à ôter aux peuples concernés l’exercice effectif de leur souveraineté sur ces questions.
Dernier exemple en date, la décision rendue le 21 septembre dernier par la CJUE, qui déclare illégal le refoulement d’un immigré clandestin au motif qu’il doit disposer d’un délai pour quitter volontairement le territoire. Le renforcement des contrôles à la frontière franco-italienne suite à l’arrivée massive d’immigrés irréguliers sur l’île de Lampedusa ne peut donc avoir un début d’efficacité sans sombrer aussitôt dans l’illégalité.
Quoi que l’on pense des questions migratoires, personne ne peut se réjouir objectivement de voir les représentants du peuple réduits à l’impuissance comme ils le sont aujourd’hui : il y a dans cette configuration une atteinte insidieuse et rampante à la démocratie qui représente un grave problème en soi, et qui alimente en flux continu la tentation « populiste ».
Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’un nombre croissant d’États choisissent de passer outre : si le rétablissement des contrôles aux frontières est possible dans le cadre d’une clause dérogatoire aux Accords de Schengen, ces dérogations sont censées être temporaires, dûment et régulièrement justifiées auprès de la Commission. Or, le temporaire a le plus souvent tendance à durer – les contrôles à la frontière franco-italienne ont été rétablis en 2015, et les dérogations à se multiplier. Dernière en date, l’Allemagne a annoncé ces derniers jours qu’elle rétablissait des contrôles aux frontières de la Pologne et de la République tchèque pour lutter contre l’immigration clandestine.
La situation actuelle inquiète suffisamment la Commission pour qu’elle tente d’y mettre un peu d’ordre, à défaut de pouvoir y mettre un terme. Mais il y a plus grave : le Danemark, par exemple, met aujourd’hui en œuvre une politique migratoire très restrictive qui est de fait déconnectée du droit européen. Autre exemple : Polonais et Hongrois ont fait savoir qu’ils refuseraient d’appliquer la décision adoptée par le Conseil européen en juin dernier, prévoyant des pénalités à hauteur de 20 000 euros pour chaque immigré clandestin refusé dans le cadre de la procédure de répartition prévue dans la réforme du Pacte sur les migrations.
Face au défi que représente la régulation de flux migratoires irréguliers croissants, la gestion de cette politique par l’UE ou à son échelle craque de toutes parts, à mesure que les États, sous la pression de leurs opinions publiques respectives, se réapproprient de fait des pans de leur souveraineté auxquels ils avaient renoncé. Le traitement de ce qui est en train de devenir une crise aiguë exige en effet que soit pris en compte le rapport spécifique de chaque peuple à l’immigration – entre volonté de fermeture exprimée par certains et ouverture contrôlée acceptée par d’autres –, ainsi que le modèle de société défendu par chacun d’entre eux. Autant d’éléments fondamentaux et fort variables d’un pays à l’autre que les institutions européistes, dans leur prétention uniformisatrice et du fait de leur manque de légitimité, ne sont pas aptes à traiter.
Un prix national de l’électricité ?
« Nous allons reprendre le contrôle du prix de notre électricité », a affirmé Emmanuel Macron lors de son dernier entretien télévisé. Ces quelques mots, banals en apparence, portent en eux potentiellement un tournant idéologique majeur. Ceux qui se souviennent de l’européisme échevelé du président fraîchement élu en 2017, dont le discours à la Sorbonne promouvait le salut par « l’Europe » et affichait l’ambition grandiose d’un grand bond en avant pour la construction européenne, comprendront l’ampleur du changement qu’ils expriment.
Il semble en effet que le gouvernement français va mettre à exécution la menace qu’il agite depuis des mois dans les couloirs de Bruxelles face au blocage complet de la réforme du Marché européen de l’électricité, en adoptant une législation nationale conforme aux intérêts de la France, indépendamment de ce qu’il adviendra ensuite de cette réforme. Il faut dire qu’elle concerne un domaine stratégique entre tous, qui concourt au premier chef à l’activité et la performance économique du pays, et qu’il est plus que temps de mettre un terme à la situation aberrante dans laquelle la France est plongée depuis la création du Marché européen de l’électricité en 2007.
Cette situation a pour origine la volatilité des cours née de la libéralisation du secteur de l’énergie, et un mécanisme de formation des prix qui donne à celui du gaz, toujours plus élevé que celui du nucléaire, un rôle déterminant dans le prix de l’électricité. Dans le cas de la France, une telle situation échappe à toute rationalité économique puisque l’électricité y est aux trois quarts d’origine nucléaire. « 75 % du prix de notre électricité est fixé par les prix du marché du gaz, alors que 85 % de notre électricité est décarbonée », rappelait récemment le directeur de la stratégie et de la prospective de RTE.
L’engagement des élites françaises dans le projet européiste a donc clairement, dans ce cas d’espèce comme dans beaucoup d’autres, sapé à la base l’intérêt national, en minant la compétitivité des entreprises et en pesant sur le pouvoir d’achat de consommateurs condamnés à payer l’électricité à un prix plus élevé que ne le permettait l’infrastructure nationale de production électrique. En fin de parcours, cette politique lamentable a également eu un impact négatif direct sur les finances publiques, puisqu’il a fallu créer un très coûteux bouclier tarifaire pour protéger les ménages de ces excès.
C’est donc fort paradoxalement au plus européiste de nos présidents qu’il appartient de corriger cette situation intenable, au terme d’un apprentissage de plusieurs années qui lui a permis de redécouvrir, dans la douleur, un intérêt national dont il est censé être le premier garant.
Face à une Allemagne campée sur ses positions, empêtrée dans les conséquences négatives de sa sortie précipitée du nucléaire au triple plan social, économique et environnemental, la France entendrait donc – le conditionnel est de mise tant que cela n’est pas fait – instaurer sur son sol un tarif de l’électricité compris entre un plancher proche des coûts de production du nucléaire – environ 60 euros le MWh – et un plafond que le PDG d’EDF espère le plus proche possible des 100 euros, compte tenu des milliards d’investissements que son entreprise doit réaliser dans un avenir proche. À l’intérieur de cette fourchette, le prix de l’électricité sera sensiblement inférieur au prix européen au long cours, tout en échappant à la volatilité d’un marché européen très sensible à la spéculation.
À son corps défendant, l’actuel chef de l’État se trouve ainsi contraint de prendre acte de l’échec de l’UE dans un domaine clé et d’imiter l’Allemagne, qui défend sans complexe sa vision et son intérêt national. Les plus exaltés des partisans de l’UE verront dans cette décision un retour désolant aux « égoïsmes nationaux », ou la résurgence inquiétante d’un nationalisme régressif ; les autres, à l’inverse, se réjouiront de ce que la fatalité de l’impuissance par « l’Europe » soit pour une fois mise en échec.