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Le « marché unique » : une machine bien huilée au service du capitalisme transnational

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Les citoyens européens sont souvent accusés d'ingratitude envers l'Union européenne : lorsqu'une politique fonctionne, ils ne la font pas. Si l'on suit cette logique, il devrait saluer haut et fort l'immense succès du marché unique – un projet d'une efficacité redoutable dans la déconstruction des États-providences européennes. Car loin d'être un échec, l'UE a prouvé sa capacité à transformer radicalement les structures économiques et sociales du continent, et ce, sans guerre ni occupation, mais par une ingénierie politico-juridique subtile.

Dans cet article, nous analysons comment le marché unique , loin d'être une simple zone de libre-échange, a été pensé comme un instrument de démantèlement des régulations nationales, au bénéfice des grandes entreprises transnationales.


Qu'est-ce que le marché est unique ? Une ambition patronale devenue réalité

Lancé officiellement en 1993, le marché unique est présenté comme l'aboutissement naturel du marché commun instauré par le traité de Rome en 1957. Mais derrière cette continuité apparente se cache une rupture fondamentale. Alors que le marché commun se limitait à l'élimination des droits de douane entre États membres, le marché unique , lui, vise à harmoniser les réglementations nationales pour éliminer tout obstacle non tarifaire à la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes.

L'origine de cette ambition n'est pas seulement politique. L'impulsion décisive vient d'un lobby parmi les plus influents : la Table ronde des industriels européens ( ERT ). Dès 1984, cette organisation, qui regroupe les PDG des plus grandes entreprises européennes (Total, Siemens, Volvo, Nestlé, etc.), propose un agenda détaillé pour l'intégration économique. Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, en fait son cheval de bataille, et en moins d'une décennie, les bases du marché unique sont posées grâce à l'Acte unique européen (1986).

Le processus d'harmonisation réglementaire qui suit est d'une ampleur sans précédent : plus de 300 directives sont adoptées en sept ans, couvrant des domaines aussi divers que la puissance acoustique des tondeuses à gazon, les normes bancaires ou encore la reconnaissance des diplômes professionnels. Ce qui semble être un simple effort de normalisation technique est en réalité une mise au pas des réglementations nationales au profit des grands groupes, qui n'ont plus besoin de négocier avec chaque gouvernement : Bruxelles devient la capitale du lobbying en Europe.


Un marché plus intégré que celui des États-Unis

L'efficacité du marché unique est telle qu'une étude de 2021 ( Why Did Europe's Single Market Surpass America's ? ) conclut que l'intégration économique européenne dépasse celle des États -Unis. Contrairement à ce que l'on imagine, un médecin ou un avocat américain ne peut pas exercer librement dans tous les États fédérés sans passer par des certifications locales. En Europe, un médecin roumain peut travailler en France sans repasser son diplôme, et un avocat italien n'a plus besoin du barreau français pour plaider.

Autre différence fondamentale : la préférence nationale est interdite dans l'UE, alors qu'elle est légale aux États-Unis. Un État américain peut réserver une partie de ses marchés publics aux entreprises locales, tandis qu'en Europe, un pays ne peut privilégier ses propres entreprises dans ses appels d'offres sans risquer une sanction de la Commission européenne.

Et pourtant, malgré ce degré d'intégration impressionnant, le discours dominant chez les grandes fédérations patronales européennes ( BusinessEurope , ERT , EuroCommerce , etc.) est que le marché unique n'est jamais suffisamment parlé. Chaque réglementation nationale encore en place est perçue comme un frein, et le mot d'ordre reste invariablement le même : « More Europe ! »


Les directives européennes : un outil de pression sur les États

L'un des mécanismes clés du marché unique est l'utilisation des directives européennes, qui priment sur les lois nationales mais doivent être transposées par les États. Pour éviter les résistances, la Commission européenne a développé un arsenal de contrôle :

  • Les recours en manquement : si un pays ne transpose pas une directive dans les délais, Bruxelles peut saisir la Cour de justice de l'UE (CJUE) et infliger des sanctions financières.
  • Le « single market scoreboard » : un classement annuel des pays selon leur conformité aux directives, stigmatisant les « mauvais élèves ».
  • Le dispositif TRIS : un mécanisme obligeant les États à notifier tout projet de réglementation avant adoption, permettant à la Commission et aux lobbys de s'y opposer en amont.

La France, qui a longtemps accumulé du retard dans la transposition des directives, a rectifié le tir sous Jean-Pierre Raffarin en 2004, puis sous Gabriel Attal en 2024, devenant l'un des pays les plus zélés dans l'application des normes européennes.


Quand Bruxelles bloque les lois nationales : l'exemple des vols courts

Un cas emblématique du pouvoir de la Commission européenne sur les politiques nationales est la tentative d'interdiction des vols de moins de 250 km en France, lorsque des alternatives ferroviaires existent.

Issue de la Convention citoyenne pour le climat , cette mesure devait initialement concerner 8 lignes aériennes, mais n'en a finalement supprimé que 3. Pourquoi ? Parce que la France a dû notifier son projet à la Commission européenne, qui l'a jugé contraire à la liberté de circulation des services.

Après des pressions de lobbies et un recours des compagnies aériennes, la Commission a exigé des modifications, retardant et vidant de sa substance une mesure pourtant plébiscitée démocratiquement.

Des cas similaires se retrouvent partout en Europe : en Finlande et en Estonie, une taxe sur le sucre a été supprimée sous pression de Bruxelles, tandis que l'interdiction du bisphénol A dans certains produits a été retardée au nom de la libre circulation des marchandises.


Un système qui neutralise toute volonté politique nationale

Ce cadre réglementaire concerne un phénomène que l'ancien ministre Arnaud Montebourg qualifie de bruxellose : une paralysie intellectuelle chez les hauts fonctionnaires et les ministres, qui anticipent les refus de Bruxelles et s'autocensurent avant même de proposer des réformes.

Les citoyens, eux, continuent de croire que leur vote peut influencer les politiques nationales, alors que les décisions clés se prennent ailleurs. Cette invisibilisation du pouvoir réel de l'UE, entretenue par de nombreux médias, mienne progressivement la confiance dans la démocratie.


Conclusion : une réussite incontestable… mais pour qui ?

Si l'on évalue l'UE à l'aune des intérêts des multinationales, son bilan est remarquable : dérégulation, fin des préférences nationales, affaiblissement des États-providences, et un cadre juridique verrouillé contre toute tentative de protectionnisme social ou environnemental.

Les promoteurs du marché unique nous assurent qu'il faut toujours plus d'Europe, plus d'intégration. Mais au bénéfice de qui ? L'Europe protège, certes, mais pas ceux à qui l'on a fait cette promesse.