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Musk, Bolloré : le parallèle que la France ne veut pas voir

Une illustration représentant Elon Musk et Vincent Bolloré se tiennent face à face, entourés de symboles médiatiques comme des logos de réseaux sociaux, des écrans de télévision et des journaux. En arrière-plan, des éléments évoquant la politique, tels que des urnes électorales ou des bâtiments gouvernementaux. Style artistique réaliste avec des couleurs vives et un éclairage contrasté pour souligner l'influence et le pouvoir.

Par vieuxcon, le 9 novembre 2024 à 16h20


Il a joué un rôle si déterminant dans la campagne que Donald Trump lui a consacré un cinquième de son discours de victoire. Pendant près de quatre minutes sur vingt, le nouveau président américain a célébré Elon Musk. « Il est formidable, sur un fait campagne ensemble. Il a envoyé une fusée la semaine dernière, je l'ai vue revenir, c'était sublime. La tour a attrapé la fusée comme un bébé. Seul Elon est capable de faire ça, c'est pour ça que je t'aime, Elon », s'est enthousiasmé un Donald Trump euphorique.

Pour l'aider à reconquérir le pouvoir, le fondateur de Tesla et SpaceX a mis sa puissance financière au service du candidat suprémaciste, injectant près de 200 millions de dollars, et organisant même une loterie « illégale » pour les électeurs et électrices de Pennsylvanie. Il a également mobilisé son arsenal industriel, à commencer par son puissant réseau social X (ex-Twitter), dont Trump avait été banni en 2021, submergeant le débat public de fausses informations.

« Une star est née : Elon ! », s'est félicité le nouveau président dans son discours. Pendant la campagne, il avait annoncé sa volonté de faire de Musk un éminent membre de son administration, auquel il compte confier la responsabilité de couper drastiquement dans les dépenses publiques. Présent au QG de Trump à Mar-a-Lago (Floride) avec son fils, le milliardaire—revenu l'homme le plus riche du monde en mai 2024, et qui s'est rendu indispensable pour l'armée américaine—a posté un premier message « Jeu, set et match » à l'annonce des résultats, avant de publier un photomontage de lui dans le bureau Ovale, puis d'annoncer à sa communauté : « Vous êtes le média, maintenant. »

Au même moment, à Paris, le ministre des Affaires européennes est reçu sur France Inter. Inconnu du public, Benjamin Haddad est le premier membre du gouvernement Barnier à réagir aux résultats de l'élection américaine. Interrogé sur la possibilité qu'en France aussi des hommes d'affaires fortunés mettent ouvertement la main sur les prochains examens, le ministre se montre confiant.

Un contrôle défaillant du financement des campagnes

Pour Benjamin Haddad, la France est totalement protégée de ce phénomène, et ce pour deux raisons. D'abord, « nous avons un modèle de régulation, de responsabilisation des plateformes sur la haine en ligne et la désinformation. Nous avons un marché unique qui fait que cela s'impose, y compris aux entreprises américaines qui viennent investir en Europe ». Pourtant, cette affirmation est largement contestée : il suffit de constater l'explosion, en France, des contenus racistes, misogynes, transphobes, climatosceptiques, etc., depuis le rachat de Twitter par Musk pour s'en convaincre.

Ensuite, selon le ministre, les règles électorales françaises sont suffisamment robustes pour éviter toute prise du privé. « Je me réjouis d'ailleurs de constater que nos règles de financement de la vie politique et de la vie électorale ne sont pas les mêmes en France, et que nous avons des règles très strictes sur l'argent que les milliardaires pourraient donner dans la vie politique. »

Ce constat est là encore démenti par les faits. D'abord parce que le contrôle du financement des campagnes est si défaillant en France que l'intégralité des dernières élections présidentielles a été émaillée de scandales. Benjamin Haddad devrait d'autant plus le savoir qu'il a débuté sa carrière dans les rangs de l'UMP, un parti tellement lesté d'affaires qu'il a dû changer de nom, dont il avait été désigné secrétaire national en 2011 ( année où a éclaté le scandale des financements libyens de la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy, en même temps que se mettait en place le système de double facturation Bygmalion pour la campagne à venir, en 2012).

Malgré la répétition des affaires et les constats d'impuissance de Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), l'organe chargé du contrôle, le Parlement a toujours refusé de prendre ce problème à bras-le-corps. Une passivité que rien ne semble troubler, pas même le déroulement des élections législatives anticipées de juillet, au cours duquel la cote d'alerte a pourtant été largement dépassée.

Un rouleau compresseur inarrêtable

À cette occasion, l'opération menée par les antennes du groupe Bolloré a en effet constitué un précédent : même si les grands groupes ont toujours pesé de tout leur poids sur les campagnes et cherché à façonner le débat public, jamais jusqu'ici l' un d'entre eux ne l'avait fait aussi ouvertement, de manière si assumée, décomplexée, dans l'espoir de permettre l'accession au pouvoir de l'extrême droite.

Dans un nouvel avis publié le 31 octobre, le gendarme de l'audiovisuel, l'Arcom, a une nouvelle fois sanctionné l'animateur Cyril Hanouna, à qui Vincent Bolloré a donné carte blanche pendant la campagne, pour avoir joué « de manière délibérée » l'entremetteur » en vue de « favoriser » les discussions entre les partis d'extrême droite. Le présentateur de « TPMP » avait appelé en direct son ami Jordan Bardella, chef de file du Rassemblement national (RN), pour qu'il noue une alliance avec le parti Reconquête d'Éric Zemmour, autre candidat soutenu par Bolloré. Déjà, pendant la campagne, l'Arcom avait été contrainte de mettre en demeure la radio Europe 1 (autre média du groupe Bolloré) pour le manque de « mesure » et « d'honnêteté » de Cyril Hanouna à l'antenne.

Mais si elle a marqué un tournant, l'implication du groupe Bolloré dans la campagne, au vu et au su de tous (après avoir déjà influencé des élections en Afrique), a été bien peu commentée par celles et ceux aux responsabilités en France qui , pourtant, s'inquiète de l'avènement d'un tel phénomène outre-Atlantique. Malgré l'urgence de la situation, la proposition de réforme n'a été mise sur la table. Alors même que la sortie du prochain livre de Jordan Bardella, édité et promu par les ramifications du groupe Bolloré, va constituer une nouvelle preuve éclatante, à compter de son arrivée en librairie le 9 novembre, de l'impossibilité de stopper ce rouleau compresseur avec les moyens actuels.

Dans un entretien au Parisien , le président du RN a reconnu sans ambages, le 27 octobre, que la sortie de son livre, et les moyens considérables qui y sont associés, « fait partie de la campagne permanente » du Rassemblement national. Pourtant, en France, il faut le rappeler, les entreprises n'ont en théorie pas le droit de financer les campagnes électorales ou les activités de partis politiques. Mais la loi et les organes de contrôle ne sont pas calibrés pour faire face à un milliardaire qui, plutôt que de verser directement de l'argent à un candidat, mobilise les canaux d'information qu'il contrôle à son service.

L'article L.52-12 du code électoral précise par exemple que « l'accord du candidat est nécessaire pour l'engagement des dépenses pour son compte ». Ce qui signifie qu'il suffit aujourd'hui aux responsables du RN de déclarer que les antennes de l'empire Bolloré ont fait campagne pour l'extrême droite de manière autonome et spontanée, sans accord préalable, pour s'en sortir. Interrogé sur cette situation, le président de la CNCCFP reconnaît en creux la possibilité d'un vide juridique sur le sujet.

« Il appartient au législateur de prendre en considération, si nécessaire, les évolutions des pratiques, qu'il s'agisse du développement des campagnes de toute nature sur les réseaux sociaux ou des interventions sous de nouvelles formes de personnes morales tierces dans les campagnes électorales. dans des conditions qui ne sont pas aujourd'hui appréhendées par la législation », explique en effet Jean-Philippe Vachia.

Un parallèle inquiétant

Leur parcours, leur modèle industriel, leur projet politique : beaucoup de choses distinguent un Elon Musk d'un Vincent Bolloré. Mais souligner les différences entre les États-Unis et la France présente aussi le risque d'oublier l'essentiel : les mouvements de convergence des extrêmes droites à l'échelle mondiale ne sont pas seulement idéologiques, ils sont aussi stratégiques.

Le Front national ne s'était-il pas tourné, dès la première élection de Trump, vers les conseils de son stratégie, l'idéologue Steve Bannon, qui préconisait « d'inonder la zone [l'espace médiatique] de merde » ? « Le combat métapolitique mené par Elon Musk dépasse le combat électoral », insistait à la veille du examen américain le militant identitaire Damien Rieu, spécialiste de la mobilisation sur les réseaux sociaux. « Si on le transpose à la France, Musk, c'est une sorte de Bolloré sous anabolisant, parce qu'il a encore plus de moyens, plus de forces. »