Introduction : le dernier dîner de la raison
Le 31 juillet 1914, au Café du Croissant, boulevard Montmartre à Paris, Jean Jaurès dîne avec quelques collaborateurs. L’Europe vacille, Sarajevo brûle encore dans les journaux, et les gouvernements s’alignent un à un derrière leurs alliances militaires.
Jaurès, lui, s’accroche à la paix comme à une branche fragile. Il rédige un dernier article pour L’Humanité, appelant à sauver l’Europe du carnage.
Quelques minutes plus tard, un jeune nationaliste, Raoul Villain, tire à travers la vitre. Deux balles dans la tête.
La France bascule. Le silence de Jaurès précède le vacarme des canons.
I. Jaurès, le gêneur magnifique
Philosophe, député socialiste, orateur redouté, Jaurès incarne la synthèse impossible : patriote et internationaliste, républicain et anticapitaliste, croyant dans le progrès sans se faire d’illusions sur ses dérives.
Depuis la défaite de 1870, il s’oppose à la revanche aveugle. Pour lui, la guerre n’est pas un destin, mais un marché — celui des canons, des uniformes et des idéologies.
Il dérange les militaires, scandalise la droite, effraie les industriels. Dans L’Action française, Charles Maurras le traite de « traître ». D’autres le traitent d’« Allemand de l’intérieur ».
Mais Jaurès ne plie pas : il croit qu’un prolétariat uni peut refuser de mourir pour les intérêts des puissants.
II. L’été de la haine
L’été 1914 est un déferlement d’irrationalité. L’attentat de Sarajevo enflamme les chancelleries, et la presse souffle sur les braises.
La France se prépare à la mobilisation. Dans les cafés, on chante « On les aura ! ».
Et Jaurès, isolé, continue à prêcher la paix.
Le 25 juillet, à la Chambre, il lance :
« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. »
Ce courage lui coûtera la vie.
Traqué par les nationalistes, menacé dans la rue, il sait le danger.
Mais, fidèle à lui-même, il déclare à un ami :
« On ne se cache pas quand on défend la paix. »
III. Le geste de Raoul Villain
Raoul Villain, 29 ans, fils d’un petit fonctionnaire, est nourri de propagande patriote. Il croit rendre service à la France.
Il achète un revolver et part traquer Jaurès. Le 31 juillet, au Café du Croissant, il tire.
La France entre en guerre quatre jours plus tard.
Son procès, en 1919, tournera au scandale : acquitté, Villain sera considéré comme un jeune homme égaré, « sincèrement convaincu d’agir pour la patrie ».
L’Humanité devra même payer les frais de justice.
Ainsi, l’assassin est libre, et la voix de Jaurès reste sous terre.
IV. Le premier mort de la Grande Guerre
L’assassinat de Jaurès fut le prélude au cataclysme.
Privée de sa conscience, la gauche socialiste rallie « l’Union sacrée » : tous derrière le drapeau.
La machine infernale se met en marche : Verdun, la Somme, le Chemin des Dames… des millions de morts, pour quelques kilomètres de boue.
Ce que Jaurès avait prévu se réalise, mot pour mot :
« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. »
V. Héritage et oubli
Aujourd’hui, on cite Jaurès à tout bout de champ, sans l’écouter vraiment.
Son nom orne des places, des lycées, des stations de métro — mais son message dérange encore.
Il dénonçait la collusion entre pouvoir, industrie et presse : une triade toujours vivante.
Il rappelait que la démocratie sans justice sociale n’est qu’un décor fragile.
Et il croyait, naïvement peut-être, que la vérité pouvait arrêter les canons.
En 2025, où l’on justifie les guerres au nom de la sécurité ou de la croissance, relire Jaurès, c’est résister à la facilité du mensonge.
Conclusion : la conscience assassinée
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Parce qu’il refusait la peur. Parce qu’il rappelait que le patriotisme sans humanité devient folie.
Parce qu’il osait dire que la paix n’est pas faiblesse, mais courage.
Un siècle plus tard, son silence résonne encore : chaque fois qu’on tue la parole, c’est la guerre qui gagne.
Encadré – Pour aller plus loin :
- Jean Jaurès, Œuvres, Fayard, 2014
- La mort de Jaurès, Charles Silvestre, Éditions de l’Atelier
- Jaurès : la parole et l’action, Vincent Duclert, Fayard
- L’Humanité, édition du 1er août 1914
🇬🇧 Why They Killed Jaurès: The Silenced Voice of Peace
Introduction: The Last Dinner of Reason
On July 31, 1914, at the Café du Croissant in Paris, Jean Jaurès shared dinner with colleagues. Europe was trembling on the edge of war. Sarajevo was still in the headlines, and governments were lining up behind their military alliances.
Jaurès held on to peace like a drowning man to a branch. He was finishing an article for L’Humanité, pleading for calm, for reason — for humanity.
Moments later, a young nationalist, Raoul Villain, shot him through the window. Two bullets to the head.
France plunged into darkness. Jaurès’s silence was the prelude to the roar of the guns.
I. The Magnificent Troublemaker
Philosopher, socialist deputy, and gifted orator, Jaurès embodied contradictions: patriotic yet internationalist, republican yet socialist, a believer in progress without illusions.
Since the defeat of 1870, he had fought against revenge, militarism, and the arms industry’s growing power.
He denounced the war lobby — generals, manufacturers, newspapers — as the true architects of conflict.
Maurras and L’Action française called him a traitor, an “enemy within.”
Jaurès answered with words, not bullets: a united working class, he believed, could refuse to die for the profits of a few.
II. The Summer of Hatred
The summer of 1914 was a fever.
Sarajevo lit the fuse; propaganda spread like wildfire.
France prepared for war. In the cafés, men sang “On les aura!” — “We’ll get them!”
Jaurès stood alone, preaching peace to a crowd already deaf.
On July 25, he told the Chamber of Deputies:
“Courage is to seek the truth and to speak it.”
That courage killed him.
Hunted, threatened, warned to hide, he refused:
“One does not hide when defending peace.”
III. The Assassin’s Delusion
Raoul Villain, 29, son of a minor official, obsessed with patriotism, believed he was saving France.
He bought a revolver, stalked Jaurès, and fired through the café window.
Four days later, France declared war on Germany.
In 1919, Villain’s trial shocked the world: he was acquitted, declared misguided but sincere.
L’Humanité was ordered to pay the legal costs.
The killer went free; the voice of peace stayed buried.
IV. The First Casualty of the Great War
Jaurès’s death marked the beginning of the catastrophe.
Without him, the French left surrendered to “national unity.”
Verdun, the Somme, the Marne — millions died for a handful of mud.
Every word Jaurès had spoken became prophecy:
“Capitalism carries war within it, as clouds carry the storm.”
V. Legacy and Amnesia
Today, France remembers Jaurès — but only the name, not the message.
Streets, schools, statues bear his face, while his ideas remain politely ignored.
He warned against the unholy trinity of power, money, and media — still the holy trinity of modern politics.
He believed democracy meant more than elections: it meant justice, equality, and peace.
In a century still driven by war and profit, rereading Jaurès is an act of rebellion.
Conclusion: The Murdered Conscience
Why did they kill Jaurès?
Because he refused fear. Because he said peace required courage.
Because he believed truth could save humanity from itself.
A hundred years later, his death reminds us: every time words are silenced, war begins again.