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Titre : Bernard de Mandeville, maître oublié du néolibéralisme moderne

illustration conceptuelle qui représente une ruche divisée entre prospérité et effondrement, en lien avec l'idée de Mandeville sur les vices privés et les vertus publiques. Elle symbolise l'opposition entre un monde enrichi par les vices et un autre affaibli par l'honnêteté.

Bernard de Mandeville. Un nom qui, pour beaucoup, n’évoque pas grand-chose. Pourtant, cet écrivain et philosophe du XVIIIe siècle a eu une influence majeure sur l’économie moderne et plus spécifiquement sur ce que nous appelons aujourd'hui le néolibéralisme. Selon Dany-Robert Dufour, professeur émérite des universités et auteur de plusieurs ouvrages sur la généalogie du récit libéral, Mandeville est « le vrai maître à penser du néolibéralisme ». Pourquoi ce penseur, aussi provocateur que visionnaire, est-il si important pour comprendre les fondements du capitalisme contemporain ?

La Fable des abeilles : une fable, un paradoxe

Mandeville, dans La Fable des abeilles, publiée en 1714, propose une idée qui, à l'époque, a fait scandale : les vices privés font les vertus publiques. Autrement dit, les comportements égoïstes, cupides et immoraux des individus ne sont pas un frein au progrès collectif, mais au contraire le moteur de la prospérité publique. Dans cette fable, il décrit une ruche où les abeilles, malgré leurs vices – avidité, luxe, corruption –, prospèrent. Un jour, elles décident de devenir vertueuses. La conséquence ? La ruche s’effondre.

Ce paradoxe va plus loin que la simple provocation morale. Il expose la possibilité qu’une société, pour s'enrichir, n'a pas besoin de citoyens vertueux, mais de consommateurs avides et d’entrepreneurs cupides. C'est cette idée que l'on retrouvera plus tard dans le concept de la "main invisible" d’Adam Smith, bien que ce dernier ait essayé de purger la pensée de Mandeville de toute connotation diabolique.

Une vision pessimiste de l'humanité

Mandeville avait une conception profondément pessimiste de la nature humaine. Pour lui, les hommes sont fondamentalement vicieux et égoïstes. Plutôt que de chercher à les moraliser, il proposait de tirer parti de leurs défauts pour faire prospérer l'économie. Dans son ouvrage Recherches sur l’origine de la vertu morale, il suggère que la moralité elle-même est une construction sociale, un outil politique utilisé pour manipuler les masses. Pour Mandeville, l’altruisme n’est qu’une façade. En réalité, derrière chaque acte vertueux se cache un intérêt personnel.

Cette vision sombre de l’humanité a bien sûr ses critiques. Des penseurs comme David Hume ou Adam Smith ont cherché à réconcilier l’égoïsme humain avec une idée de bien commun plus vertueuse. Néanmoins, la persistance du modèle mandevillien dans les rouages du capitalisme moderne est frappante, notamment dans l'idéologie néolibérale qui émerge au XXe siècle.

Hayek et la redécouverte de Mandeville

C’est Friedrich Hayek, économiste autrichien et figure clé du néolibéralisme, qui a redonné à Mandeville ses lettres de noblesse. Hayek, dans sa lutte contre le keynésianisme et son plaidoyer pour un marché totalement dérégulé, voit en Mandeville un précurseur. Pour Hayek, l'idée que l’ordre économique peut émerger spontanément des actions égoïstes des individus, sans régulation ni intervention étatique, découle directement de la pensée mandevillienne.

Hayek a fondé la Société du Mont-Pèlerin en 1947, un think tank qui a activement promu l'idéologie néolibérale dans le monde entier, influençant des leaders tels que Margaret Thatcher et Ronald Reagan. C'est cette même idéologie qui a façonné le monde économique des dernières décennies, avec une foi quasi-religieuse dans le marché, une réduction des services publics, et une augmentation des inégalités.

Le paradoxe de la prospérité : le capitalisme entre abondance et destruction

Dany-Robert Dufour montre à quel point l’utopie mandevillienne a triomphé : le monde est globalement plus riche qu’il ne l’était il y a trois siècles, avec des progrès impressionnants en matière d’alphabétisation, d’espérance de vie et de technologie. Pourtant, cette prospérité a un coût. Le système capitaliste, en exploitant sans relâche les ressources naturelles et humaines, a créé des déséquilibres écologiques et des inégalités économiques massives. Les 1 % les plus riches détiennent aujourd’hui plus de deux fois les richesses cumulées de 90 % de la population mondiale, selon le dernier rapport d'Oxfam.

Ce que Mandeville n’avait pas anticipé, c’est l’impact environnemental de cette dynamique de croissance infinie. Pour que le marché fonctionne, tout doit devenir une marchandise : la terre, le travail et même la monnaie. L’exploitation sans frein des ressources naturelles, couplée à l’externalisation des coûts sociaux et environnementaux, a conduit à une crise climatique qui menace l’habitabilité de la planète.

Vers une critique de Mandeville : peut-on réconcilier capitalisme et justice sociale ?

Si Mandeville a influencé des économistes comme Hayek ou Smith, d’autres voix se sont élevées pour critiquer cette vision cynique du capitalisme. Karl Polanyi, notamment, a analysé les dérives d’une économie de marché dérégulée dans son livre La Grande Transformation. Pour Polanyi, la marchandisation de la terre, du travail et de la monnaie a provoqué un déracinement des structures sociales traditionnelles et une insécurité généralisée. Cette instabilité a créé un terreau fertile pour la montée des fascismes au début du XXe siècle, un danger que Dany-Robert Dufour voit ressurgir aujourd’hui.

Il est donc crucial, face aux crises contemporaines, de réévaluer l’héritage de Mandeville. Si son constat de la nature humaine peut paraître pertinent à certains égards, son projet de société, fondé sur l'exploitation des vices, montre ses limites. Peut-on construire un système économique plus juste sans pour autant ignorer les réalités de la condition humaine ? Certains économistes comme Amartya Sen ou Thomas Piketty proposent une alternative où les inégalités sont régulées, et où l'État joue un rôle actif dans la redistribution des richesses et la protection des biens communs.

Conclusion : Mandeville aujourd'hui, un maître à penser à dépasser

Le monde contemporain est l’héritier direct de Mandeville, que ce soit dans l’exaltation du profit, la compétition effrénée ou la déresponsabilisation morale des élites économiques. Cependant, les crises écologiques et sociales de notre époque appellent à un dépassement de ce modèle. Si la prospérité peut être alimentée par les vices privés, comme le pensait Mandeville, elle ne peut être durablement maintenue qu’en intégrant la solidarité, la justice et la préservation de notre environnement.

Le défi est donc de réinventer un récit économique où les vertus publiques, et non les vices privés, deviennent les moteurs d’une nouvelle forme de prospérité. Car si l’utopie mandevillienne a largement façonné le monde d’aujourd’hui, il est peut-être temps d’écrire une nouvelle fable, où l’économie serait au service de l’humanité, et non l’inverse.


Cet article est une contribution de vieuxcon pour Une Autre Vie.org, avec des analyses basées sur les travaux de Dany-Robert Dufour, Karl Polanyi et d’autres penseurs critiques du capitalisme moderne.